Article publié dans MCD n°53 – lire sur Digitalarti

read the article in english on Digitalarti

The french democracy, Alex Chan

The french democracy, Alex Chan

L’industrie du jeu est liée à deux puissantes industries : celle du divertissement et des médias et celle des technologies de l’information. Avec la convergence des médias, une histoire est à présent conçue pour donner simultanément naissance à un film, à un jeu vidéo, à une série télévisée ou à un livre à grand succès. Ceci, au profit d’une vision parfaitement marketée du bien culturel. D’un autre côté, bon nombre d’innovations scientifiques au service de la machine de guerre sont testées et popularisées par les jeux vidéo : simulation, réalité virtuelle, motion tracking, etc.

Au-delà de l’exemple d’ores et déjà bien connu du jeu America’s Army, utilisé par l’armée américaine pour enrôler de futurs soldats, ces deux puissantes industries peuvent se rencontrer sur un même terrain de jeu. En témoignent les recherches menées par l’Institut pour les Technologies Créatives, fondé en 1999 sur un partenariat entre l’Université de Californie, l’industrie du jeu, celle du cinéma et l’armée américaine. L’objectif de l’ICT est d’envisager le potentiel des technologies de simulation et d’intelligence artificielle alliées au jeu et à la narration, en termes d’éducation et d’entraînement pour l’armée. Cela donne naissance à des humains virtuels, entraîneurs de l’armée ou à l’apprentissage de méthodes pour bien se comporter avec des populations hostiles…

Au milieu de ces deux industries, se trouvent plusieurs générations d’individus : ceux qui sont nés avec les premiers jeux vidéo et ceux que l’on surnomme les natifs du numérique, pour lesquels l’interactivité, l’ubiquité ou le multimédia sont un mode d’être au monde. Pour certains d’entre eux, les jeux vidéo prennent une place prépondérante dans leur développement personnel et dans leur vie en société. Le jeu n’est plus une simple question de divertissement, mais intervient dans la construction de leur imaginaire et dans leurs modes d’acquisition du savoir.

Dans un tel contexte, il convient de s’interroger sur la manière dont les jeux sont conçus et sur les enjeux qu’ils recouvrent, qu’il s’agisse de contrôle ou d’épanouissement de l’esprit. Les jeux vidéo jouent aujourd’hui un rôle similaire à celui des contes et légendes d’autrefois, dans le sens où ils permettent à l’imaginaire – un imaginaire culturel – de s’évader du réel et de soi. Interrogés, bon nombre d’adolescents et de jeunes adultes disent rêver en images de synthèse et préfèrent l’image 3D à la vidéo ou à la captation du réel. De même ils ont un rapport plus actif dans la consommation de ce bien culturel. Il est alors fondamental de privilégier la diversité dans les jeux afin que cet imaginaire puisse s’épanouir et se développer et qu’il ne soit pas uniquement un moyen de contrôler les esprits.

Depuis quelques années, le discours sur les jeux vidéo s’est heureusement un peu transformé et tend à délaisser progressivement un jugement jusqu’alors tenace, considérant les jeux comme une sous culture d’adolescents attardés. Parallèlement, de plus en plus de titres ont vu le jour, privilégiant l’aspect créatif comme Ico, Shadow of Collossus, Katamari, Loco Roco… Le public s’est quant à lui aussi diversifié, principalement avec l’arrivée des dernières consoles comme la Wii ou la Nes : plus de filles et/ou de personnes âgées, plus de joueurs occasionnels qui ne se retrouvaient pas dans les jeux dits violents ou de sport. Cette évolution concomitante permet aussi de dépasser les critiques récurrentes autour de la violence ou de l’addiction, liées aux jeux vidéo.

Il a en effet été démontré que l’addiction aux jeux vidéo est moindre que l’addiction à la télévision par exemple et il a aussi été prouvé que les quelques cas étaient très largement médiatisés pour faciliter la tâche de médias en mal d’information et de discours sur le sujet. Cette sur médiatisation ressemble à s’y méprendre au traitement de l’information autour du téléchargement illégal en 2006 : sur médiatiser des cas isolés afin de jouer sur la peur des gens. Quant à la violence des jeux, qui existe réellement, elle semble cacher des problèmes plus délicats : l’autorisation du port d’armes, les enfants guerriers, les erreurs de cibles stratégiques par l’armée… la violence du réel se révèle beaucoup plus grave que celle des jeux qui n’en sont qu’un miroir ou qu’une représentation. De tout temps, les enfants ont joué à la guerre, mais avec les jeux vidéo le réalisme est plus flagrant. Ce qui est d’ailleurs assez souvent reproché aux jeux, c’est l’ultra violence ou la violence gratuite comme dans Silent hill ou Resident Evil.

Pourtant, nombreux sont les joueurs à Grand Theft Auto qui avouent préférer déambuler dans les rues, explorer les quartiers, plutôt que de trucider leurs adversaires ! D’ailleurs, plutôt que d’abrutir ou de rendre violent, les recherches tendent à prouver aujourd’hui que les jeux développent chez les enfants des facultés cognitives variées : la lecture ; la pensée logique ; les capacités d’observation, de lecture de cartes, d’orientation ; la prise de notes ; la résolution de problèmes et enfin et surtout la pensée déductive. A ces facultés cognitives s’ajoutent une propension au travail en communauté, car pour réussir dans les jeux en réseau, il est important de s’allier, de communiquer et d’interagir. C’est ainsi que des sociologues et psychologues ont utilisé les jeux en réseau – le jeu Counterstrike par exemple – pour recréer du lien social chez des jeunes en difficulté. En effet, jouer à Counterstrike implique de faire partie d’une équipe, de respecter des règles, d’écouter les autres pour s’entendre, pour développer des stratégies et finalement progresser dans le jeu et gagner.

La nouvelle vague des « serious games » dans l’éducation, l’armement, et les institutions gouvernementales tend à confirmer cette tendance. Ils sont appelés jeux sérieux, non pas parce que les autres jeux ne le sont pas, mais parce que le mode du jeu est utilisé de manière pédagogique à des fins politiques, sociales, marketing, économiques, environnementales ou encore humanitaires. Le jeu Darfur is dying pour mieux comprendre le conflit au Darfour, ou Food Force, un jeu conçu par l’ONU où l’on joue à distribuer des rations alimentaires en sont quelques exemples. Dans le même ordre d’idée, des artistes conçoivent des jeux qui sont autant de critiques sociales ou politiques. McDonald the video game, la satire des magasins Mac Donald par le collectif d’artistes activistes italiens Molle Industria ou encore les jeux de Gonzalo Frasca September 12 ou Madrid montrent la capacité du jeu à faire passer des idées.

Objets de consommation de masse par excellence, condamnés pour avoir donné naissance à une génération de « no life » ou encore à une génération « molle » de consommateurs passifs, les jeux peuvent être détournés pour devenir un moyen d’expression. Les Machinimas, films conçus avec des moteurs de jeux vidéo ou la musique 8bit – encore appelée musique chip tunes – détournent la fonction première des jeux, pour les transformer en instrument de musique ou en machine à concevoir des films. C’est ainsi qu’un jeune graphiste du nord de Paris a un jour créé un film en une semaine à l’aide du jeu The Movies, afin de donner sa propre vision des émeutes en banlieue en 2005. Ce film a été téléchargé plus d’un million de fois et Alex Chan, l’auteur du Machinima « The french democracy » s’est fait interviewer par la presse internationale afin de donner son avis sur les événements.

Dans un autre Machinima – This Spartan Life – un talkshow réalisé par l’artiste new yorkais Chris Burke dans le jeu en réseau Halo 2, Malcolm Mc Laren est invité à s’exprimer sur la musique 8 bit. Il explique que dans le monde karaoké à l’intérieur duquel nous vivons, son seul espoir réside dans la jeune génération de hackers. Celle qui détourne les consoles gameboy pour créer de la musique avec. Selon lui, le monde du spectacle reprend alors du sens. Car un peu à la manière du détournement situationniste, les codes de la culture populaire sont utilisés pour faire passer des messages politiques. Un mal d’époque plus que nécessaire pour redonner conscience et s’armer de connaissance! En jouant…

Isabelle Arvers, commissaire d’exposition, auteur et critique indépendante.