Face au chaos de l’art numérique…quelques pistes de réflexion : Sept questions posées à Isabelle Arvers – FLUX, 2007 (FR)
Interview par Julie Boivin

Aujourd’hui, l’apparition de travaux fondés sur les technologies du virtuel suscite sans cesse de nouvelles manifestations. De ce truisme découlent ces questions : qu’est-ce que cela change dans les arts visuels ? Qu’apportent-ils de fondamentalement nouveau ? Et, plus précisément, que devient la création vidéo à l’intérieur du « chaos » des nouveaux médias et arts numériques ?

Les frontières entre chaque discipline artistique tendent à se brouiller, car nous sommes à l’ère de tous les mix et de tous les remix. C’est d’ailleurs plutôt réjouissant de voir quelque peu disparaître des formes trop académiques, dogmatiques, canoniques… On parle aujourd’hui de vidéo interactive, de vidéo-surveillance, de musique visuelle. La fiction, l’image cinéma ou numérique viennent encore un peu plus brouiller les pistes. Pour autant, mon point de vue est que l’art vidéo a développé un langage qui lui est propre et qui demeure encore aujourd’hui. La vidéo est de l’ordre du direct, de la performance, de l’intime, du corps et a un rapport très singulier à la temporalité. Chaque médium a sa place et aucun n’en remplace un autre.

Sous le vocable « art numérique » se cachent des pratiques multiples et protéiformes, des techniques diverses et des visées parfois contradictoires. Pourtant, il faut bien reconnaître que ce vocable semble recouvrir une communauté existante et se définissant en tant que telle, avec ses propres institutions et se retrouvant dans des festivals ou des manifestations annuelles. Quel est le point de ralliement des acteurs de la culture numérique ? Comment cet art émergent se structure-t-il ? Et avec quels moyens ?

C’est un art émergent qui émerge depuis plus de 25 ans, les premières manifestations liées au virtuel remontent au début des années 80 : Imagina en France, le Siggraph a débuté aux Etats Unis à la fin des années 70… Mais il semble que certaines formes artistiques mettent plus de temps que d’autres à être reconnues. L’art vidéo n’est représenté dans les grandes foires internationales que depuis quelques années et les premières œuvres vidéo sont apparues dans les années 60 ! L’absence de l’art numérique dans les principales institutions artistiques a impliqué la naissance de circuits parallèles de diffusion : friches industrielles, festivals. Les plus notables sont Ars Electronica en Austriche et ISEA, un événement nomade organisé tous les deux ans dans une ville différente.
Peu à peu, les écoles d’art se dotent de formations et certains pays comme la Hollande ou l’Australie développent de véritables politiques de soutien à la création numérique.
La France a ainsi créé le DICREAM, dispositif d’aide national à la maquette et à la réalisation, ou encore l’ACME, une aide à la création multimédia expérimentale régionale en Ile de France. Pour autant, les pays de l’est semblent mieux pourvus en matière de centres de production, ce qui manque fortement en France.
Le point de ralliement s’il en existe un reste le réseau, les listes de diffusion spécialisées comme Nettime ou Empyre. C’est un domaine communautaire qu’il encore difficile de définir et d’englober sous des vocables.

Parmi les différents pôles de la création actuelle, celui des relations entre art et jeux vidéo semble particulièrement retenir votre attention. Cette année d’ailleurs, dans le cadre de la quatrième édition du festival Emergences, une exposition était intégralement dédiée à ce que l’on appelle désormais le Game Art. Quels sont les aspects du jeu vidéo qui intéressent les artistes contemporains ? Comment se l’approprient-ils et quels discours proposent-ils ?

Les pratiques sont diverses, mais il est très souvent question de détournement. Détournement à des fins esthétiques, activistes, politiques, ou poétiques, le jeu -comme l’avaient déjà pensé auparavant les Surréalistes, les Dadaïstes ou les artistes du mouvement Fluxus – reste une des formes les plus subversives de l’Art.
Le jeu vidéo est un moyen de représentation du réel, à ce titre il se transforme en médium, en moyen d’expression et même en outil de production. Le jeu est puissance de simulation et de représentation. Le jeu permet la transformation de l’espace urbain et informationnel en terrain de jeu.
Le jeu est aussi une manière pour les artistes d’évoquer et de questionner la frontière entre le réel et la fiction. C’est le cas dans l’eouvre du collectif Kolkoz ou celle d’Olga Kisseleva

Qu’en est-il également de l’émergence de tous ces collectifs d’artistes s’emparant de la vidéo-surveillance comme moyen d’expression? S’agit-il d’une nouvelle forme d’art engagé ou d’une démarche plus ludique que véritablement critique ?

Il s’agit avant tout d’une démarche critique. Le résultat peut être ludique, comme par exemple dans le travail de l’artiste Martin Le Chevallier : Vigilance. C’est un jeu qui consiste à trouver des scènes de crimes sur un écran découpé en 9 scènettes. A chaque fois que le joueur trouve un crime , il gagne des points et se transforme à son insu en Big Brother. Le projet Isee de « The Institute for Applied Autonomy » dénonce la multiplication des caméras de surveillance en proposant aux internautes de choisir leur trajet à travers Manhattan, en évitant d’être filmé par aucune caméra.

A l’heure où l’on s’interroge sur la réelle faculté de résistance de l’art contemporain, avez-vous l’impression que certaines formes de créations liées au numérique apportent la dimension subversive et activiste qui semble aujourd’hui faire défaut ?

Dans toute forme d’art ou de discipline artistique, il y a des démarches engagées et d’autres qui souhaitent se dégager de tout message politique ou social. Cela est vrai aussi dans l’art numérique. Certains artistes ne souhaitent pas véhiculer de message poltique. Cependant, l’art numérique et en particulier l’art sur Internet a vu émerger tout un cercle d’artistes en réaction au circuit étatique de l’art et en a refusé l’institutionnalisation. L’activisme politique s’est fortement développé sur les réseaux pour dénoncer une société de l’information basée sur le contrôle, la privation de liberté individuelle et le consumérisme. Ce sont des thèmes avec celui aussi du refus de la guerre, que l’on retrouve très fréquemment dans le domaine des nouveaux médias et de leur critique intrinsèque. Dans la relation art et jeux vidéo, on compte énormément de jeux politiques qui visent à refuser une vision militariste du jeu, comme préparatif à de futurs bons et loyaux militaires, comme avec le jeu American Army. Ainsi, des collectifs comme Futurefarmers aux Etats Unis ont créé le jeu Antiwargame et Anne Marie Schleiner a développé une très belle expérience qui s’appelle « Velvet strike » et qui consiste à inviter des artistes et des internautes à créer des graffiti anti guerre pour ensuite les intégrer au jeu Counterstrike.

Vous êtes responsable du site Gizmoland, spécialisé dans les jeux vidéo, l’art numérique, les films courts et la musique électronique. Quel est le rôle exact de ce site ?

Le site Internet Gizmoland a été en ligne de l’an 2000 à 2001, il s’agissait d’un site portail sur les cultures électroniques et il comprenait une galerie d’œuvres à télécharger et un magazine sur la création numérique. Je m’occupais du contenu image de ce site, c’est à dire des œuvres d’art numérique, des jeux et des animations ou films courts. Les œuvres étaient en vente sur Gizmoland, mais nous ne vendions que des fichiers informatiques, des œuvres immatérielles. Ce site n’existe plus aujourd’hui, mais j’essaie d’en prolonger la démarche en continuant à promouvoir la relation entre les images, les jeux vidéo et la musique électronique. Il s’avère que nous avàns été trop précurseurs, lorsque l’on voit le succès actuel de sites comme Itunes. A l’époque, les internautes n’étaient pas encore prêts pour le piement en ligne et ses habitudes de consommation. De plus, c’était le début du haut débit et notre public était anglo-saxon à 70%.

Malgré les nombreuses initiatives en matière de production et de diffusion des œuvres d’artistes numériques – Biennale de Lyon 2001, création du Cube et de la Villette numérique, mise en ligne de sites internet de création numérique, etc. – il semble encore difficile, aujourd’hui, de trouver un débouché commercial pour une oeuvre de pixels ou une installation multimédia. Cette frilosité du marché face à la composante numérique de l’art actuel est souvent expliquée par le manque de soutien institutionnel et par la suspicion du milieu de l’art à l’égard de la technologie. Pensez-vous qu’il s’agisse là du seul facteur qui permette de comprendre le maintien de l’art numérique hors du champ des instances de légitimation de l’art contemporain (surtout quand on sait que les installations multimédias utilisant le son et la vidéo font, depuis les années 70, partie intégrante du réseau institutionnel de l’art )? N’y a-t-il pas d’autres raisons plus directement liées, celles-là, à l’hétérogénéité de la culture des nouveaux médias et de ses acteurs ?

Il me semble que le nœud du problème soit dans l’immatérialité de cet art. L’histoire des collections d’art, qu’elles soient privées ou étatiques ou bien même encore muséales, est finalement assez jeune et s’est fondée sur l’idée d’objets dont on suspend l’évolution ou la désagrégation au temps. Comment vendre de l’immatériel, comment le collecter et puis ensuite le préserver. Les musées et les galeries commencent peu à peu à se frotter à ces questions, mais les expériences se comptent un peu partout sur les doigts d’une main. On reste dans la rareté et dans le fait de quelques personnes qui vont s’y intéresser. Je ne pense pas que cela vienne du fait de l’hétérogénéité des acteurs des nouveaux médias, mais plutôt de leur non présence dans les secteurs clé de décision. Les personnes qui jugent des nouveaux médias viennent la plupart du temps du cinéma et de l’audiovisuel, mais ne sont pas à proprement parler des spécialistes des nouveaux médias.

L’autre problème propre aux nouveaux médias vient aussi de la confusion qui existe entre la création artistique liée aux nouveaux médias et les nouveaux médias eux mêmes qui s’inscrivent dans une logique commerciale, on confond encore bien souvent l’outil avec ce qu’il produit : un message ou de la création artistique.