Isabelle Arvers, curartrice indépendante
www.isabelle-arvers.com

« Elles révèlent tout, par leur façon d’attendre, de saisir et de s’arrêter: griffues, elles dénoncent l’homme cupide; molles, le prodigue; calmes, le calculateur, et tremblantes, l’homme désespéré. Cent caractères se trahissent ainsi, avec la rapidité de l’éclair, dans le geste pour prendre l’argent, soit que l’un le froisse, soit que l’autre nerveusement l’éparpille, soit qu’épuisé on le laisse rouler librement sur le tapis, la main restant inerte. »

C’est ainsi que Stefan Zweig dépeint les mains d’un homme possédé par le jeu dans un casino. Si le visage du joueur reste impassible, ses mains fébriles le trahissent.

Les jeux vidéo viennent modifier cette dichotomie : à l’inertie du corps confortablement installé, vient s’opposer l’intensité des réactions d’un esprit immergé dans une lutte acharnée contre une mort virtuelle. La vidéo, faisant suite à la photographie dans l’histoire de l’art de la représentation, vient renouveler la figure du joueur comme objet d’étude au travers du portrait.

Les joueurs de jeux vidéo, dont les mains sont occupées par un joystick, une souris ou une « wiimote », laissent à leurs visages le soin de dévoiler leurs sensations, leurs joies, leurs peurs, leur stress ou leur agressivité. Il en naît une véritable dissociation entre le corps et le visage. Comme si le corps se transformait en un pantin avachi pour laisser place à un masque grimaçant le surplombant. Cette relation inégalitaire entre un corps sous-utilisé et une conscience sur-active n’est pas sans rappeler le concept du » corps surexcité » de Paul Virilio.

Lors d’une performance intitulée Il est temps d’aller dormir , présentée au Palais de Tokyo en 2004, les artistes Kolkoz proposent un combat dans un jeu en réseau à l’artiste André. Chacun des protagonistes avale au préalable un puissant somnifère et devient simultanément cobaye et caméraman de ce combat virtuel. Sur chacun des visages une petite caméra filme les expressions et sensations des joueurs, tandis qu’un système vidéo diffuse en temps réel chaque écran du jeu. A l’immobilité des corps s’opposent les grimaces et les tics incessants des visages, véritables masques drolatiques et inquiétants, en plein combat de vie ou de mort virtuels.

Dans cette performance, l’enjeu consiste à rester éveillé assez longtemps pour pouvoir combattre les deux autres joueurs, c’est André qui gagne la partie et s’endort le dernier. Les spectateurs peuvent quant à eux suivre les actions du jeu sur les écrans ou voir les sensations provoquées par ces mêmes actions sur le visage des joueurs.

De façon plus abstraite, la série vidéo des artistes allemands Beate Geissler et Oliver Sann, Shooter, 2000-2001 consiste à filmer sur un fond neutre et en plan fixe, des joueurs de LAN Parties pendant un an. Seuls les visages sont visibles. Aucun élément lié au jeu ne transparaît, au-delà de la tension qui naît sur chacun des visages. Chaque mouvement physique du visage est une réplique exacte des mouvements à l’intérieur de l’espace 3D. Au spectateur d’imaginer le type de combat vécu par le joueur au travers de ses différentes expressions. Une façon pour les artistes de considérer la relation humaine à l’espace réel et virtuel et aux mouvements et expressions qui y sont associés. Cela permet, selon les artistes, « au spectateur d’être le témoin d’un jeu de vie ou de mort sans conséquences réelles ».

Selon Axel Stockburger, artiste autrichien, seuls les joueurs peu expérimentés laissent transparaître leurs émotions. Les « hard core gamers » concentrent quant à eux tous leurs mouvements sur leurs joysticks. C’est une observation qu’il a pu faire à la suite d’une série de portraits vidéo de joueurs, initiée en 1998 avec sa pièce PSXWarriors Tekken.

Cette série est poursuivie par Tokyo Arcade Warriors – Shibuya, portraits de joueurs réalisés en 2005, dans lesquels le son des jeux d’arcades est synchronisé avec les réactions faciales des joueurs. Axel Stockburger s’intéresse à la question du jeu mais du côté de l’audience. La question de l’identité se pose en effet lorsque celle-ci est étroitement liée à des univers virtuels.

Dans Boys in the Hood des joueurs de GTA sont interviewés pour donner leur perspective de l’espace narratif du jeu. Leur vision de cet espace partagé conduit à une certaine confusion entre le réel et le virtuel. Confusion des genres dont se joue aussi le jeune artiste français Yann Grolleau dans sa vidéo Mathias, 2007. Une interview d’un joueur de MMORPG, filmé sur un canapé de couleur rouge entouré de petits coussins à fleurs de type Ikea. Ici la dichotomie ne se joue pas entre corps et esprit, mais sur la douceur du visage de Mathias et de son cadre de vie, opposé à ses paroles d’une cruauté sans faille :

« Je me suis introduit chez des gens, qui se sont énervés, à la suite de quoi je les ai tués… après ce que j’ai fait, j’ai massacré tout le monde dans le village… ça c’est marrant aussi, tu finis les mecs au couteau …Je me suis aussi marié avec trois femmes, dans trois villages différents et il y en a une je l’ai tuée car elle m’empêchait de me marier avec d’autres femmes… »

Cette confusion prend une toute autre dimension avec le dernière pièce d’Axel Stockburger
Gold Farmer, 2008. Cette vidéo montre en effet comment aujourd’hui les frontières entre jeu et travail deviennent de plus en plus floues en filmant ces jeunes chinois qui combattent pour de l’or virtuel à l’intérieur du jeu World of Warcraft afin de le revendre ensuite à des joueurs européens ou américains. Une cohabitation entre joueurs chinois et occidentaux parfois difficile entre mépris de l’Occident et acharnement chinois pour répondre à la pression de leurs employeurs.

Sites Internet :

Site d’Axel Stockburger
http://www.stockburger.co.uk
Shooter, Beate Geissler et Oliver Sann
http://www.lifeisgood.biz/shooter/
Site de Kolkoz.org
http://240plan.ovh.net/%7Ekolkoz/