Architectes, designers, scénographes, artistes : Electronic Shadow échappe aux classifications et les hybride toutes. Ce duo, composé de l’architecte Naziha Mestaoui et du réalisateur Yacine Ait Kaci, fête cette année ses dix ans de collaboration. Entre installations et architectures interactives, Electronic Shadow développe une poétique de l’interactivité sur fonds abyssaux de données numériques et dans une métaphore continue d’un réel augmenté d’images habitables.

A l’intérieur de leurs architectures interactives, l’espace se démultiplie et se recompose d’images projetées. L’habitat se fait modulable, interchangeable, les murs disparaissent pour n’être plus que parois, membranes, surfaces de projections invisibles. L’espace réagit à la présence de ses habitants, à leurs aspirations et à leurs envies. L’espace devient media, comme une interface à jouer en fonction des moments de la journée. Un espace sensoriel à expérimenter et à vivre, où le corps est au centre et où chaque sensation est augmentée. Electronic Shadow imagine ainsi depuis dix ans un design du futur entre art, innovation et recherche.

L’histoire de leur rencontre est liée à celle du numérique et de la création artistique. Ils se rencontrent en l’an 2000 au Festival International du Film pour Internet et très vite, ils fondent Electronic Shadow, en référence à l’idée de reflet numérique, à ces traces que chacun d’entre nous laisse chaque jour dans l’univers virtuel. Une ombre qui n’existe que par la réalité d’un corps interface. En 2000, ils conçoivent L’écharpe communicante en partenariat avec le laboratoire de R&D de France Telecom. Il s’agit de doter un vêtement de médias pour pouvoir communiquer et d’augmenter les sensations perçues par notre corps.

L’année suivante, le duo part pour Palerme et crée au Centre Culturel Français un espace hybride, entre réel et virtuel. Entre présence physique et présence sur le réseau. Une architecture réagissant à la présence des visiteurs mais aussi au flux des données échangées sur Internet. Un espace augmenté d’une autre réalité, d’une couche invisible de données. Une esthétique se dégage alors du travail du couple, toute en fluidité, pureté et jeux de lumières.

Leur manière d’aborder les projets part toujours d’idées, pour ensuite se resserrer dans l’entonnoir du possible et devenir concrètes. Accompagnés de nombreux collaborateurs dans l’élaboration de leurs œuvres, ils interviennent sur leurs projets de A à Z, de la conception jusqu’à la réalisation aussi bien des éléments physiques que de l’image ou de l’interactivité. Ils partent d’une idée pour ensuite trouver des solutions créatives qui leur permettent de concrétiser cette vision. Ils ne partent jamais de la technique car elle est potentiellement limitante mais d’idées prospectives, « y compris d’idées non réalisables puis nous allons le plus loin possible dans la réalisation jusqu’à arriver à l’impossibilité et à ce moment-là, nous basculons dans la fiction avec la conviction que ce ne sera qu’une question de temps avant que la technique soit disponible . »

Leurs installations oniriques sont souvent des métaphores liées à l’immersion dans l’océan de données, aux quêtes mythiques, au passage entre deux réalités, deux champs d’expérience, à l’interstice. L’eau, la fluidité et la mer sont des thèmes récurrents. Le fluide, cet état de passage semble en effet le mieux caractériser ce moment où les frontières se brouillent et où le visiteur passe de l’autre côté du miroir. Le mouvement de l’eau représente aussi le changement perpétuel, autre caractéristique des espaces imaginés par ES.

3 minutes2, leur projet manifeste récompensé en 2004 par le Japan Media Art Festival et par le prix Ars Electronica, est un espace qui se transforme au gré des images et des actions de ses habitants. Grâce au mapping vidéo (un procédé breveté) le public est immergé dans les images qui redéfinissent les contours de l’espace et se transforment d’un simple mouvement de bras et d’humeur, d’un paysage urbain à un coucher de soleil. Dans cette œuvre, ils simulent des modes d’interaction corporels qui étaient encore fictifs mais que le tracking vidéo a depuis largement démocratisé. Le Pavillon des métamorphoses, présenté à l’occasion des dix ans des Designers Days en juin dernier, renouvelle cette idée d’un espace qui se reconfigure en fonction de la présence des visiteurs.

Le Pavillon des métamorphoses est un espace de 16m2 composé de parois en verre Privalite de Quantum Glass (Saint Gobain). Ce verre permet une transparence quasi parfaite et renvoie l’image projetée en y immergeant le spectateur. Le verre, cet état momentané issu du mouvement perpétuel puisque liquide en suspension, capte la lumière et la rediffuse. Un mur d’une eau figée pour devenir image et reflet.

Dans le Pavillon des métamorphoses, les murs disparaissent au profit d’un espace infini qui se recompose simultanément d’images de nature, d’images abstraites ou urbaines. Lorsque le visiteur entre dans l’espace et se positionne au centre d’un carré lumineux, l’espace devient lumières et couleurs en mouvement et brouille les repères spatiaux en les recomposant pour produire une autre réalité. Une réalité augmentée d’images du réel projetées sur des transparences, créant une illusion d’optique et une sensation de rêve.

Par un jeu infini de transparences et de reflets, l’image se déploie sous formes de panneaux verticaux successifs. On retrouve cette verticalité de l’image dans plusieurs œuvres du duo. Déjà avec Focus en 2005, puis dans les scénographies des spectacles de Carolyn Carlson, Double vision ou pour le groupe Rinoçerose, Futurino. L’image se répète, s’éclate, se surajoute et redéfinit l’espace qui la construit. Interrogé au sujet de cette forme récurrente, Yacine Ait Kaci indique que la verticalité fait référence aux portes de la perception. « Ce sont comme des portes dans notre inconscient sauf que ces portes “pleines” renvoient aux espaces qu’elles révèlent. Cela permet en outre de sortir de la notion d’une image “cadrée” et de faire en sorte qu’elle devienne un espace. L’horizon c’est l’espace et la verticalité le temps.»

C’est ce même principe qui est à l’origine de Windows Experiences, une œuvre de commande pensée comme un paysage interactif intégré à l’espace architectural du nouveau siège de Microsoft à Issy les Moulineaux. Cet espace est conçu de 7 panneaux qui se décalent du mur avec une inclinaison différente et sur lesquels l’image se déploie sur 20m de long et sur 6m de haut. Un mur en verre permet de refléter l’image et de lui donner de la profondeur. Différents environnements semi-génératifs attendent le visiteur pour le plonger dans un mélange d’images vidéo et de 3D qui se renouvellent pour ne jamais être tout à fait les mêmes. Le visiteur interagit avec l’espace projeté au moyen d’une table Surface. Un procédé déjà expérimenté dans l’installation Camera Obscura en 2006 pour laquelle Electronic Shadow avait alors dessiné sa propre table avec écran tactile intégré. DansWindows Experience, la synchronisation des images fonctionne avec la lumière produite par des LED dont la couleur change en fonction des contenus.

De l’art appliqué à la domotique : une conception de l’habitat du futur qu’Electronic Shadow est actuellement en train de mettre en œuvre dans son futur appartement. Un appartement où tous les meubles sont multifonctionnels, où les murs sont modulables, transformables en fonction des besoins. Un habitat qui va au-delà du fonctionnalisme et qui, comme dans l’habitat japonais, implique de multiples fonctionnalités pour chaque espace. Vivre dans leur architecture

L’exposition « House of Tomorrow », présentée par Experimenta au Centre de l’Image en Mouvement à Melbourne en Australie en 2003, énonçait la difficulté à imaginer un futur dans lequel on vit déjà et à dépasser les conceptions futuristes des années 50. Pourtant, en 2010, Electronic Shadow prône le concept de Futuréalisme : « Imaginer le futur avec la technologie et surtout l’imaginaire disponible aujourd’hui, être capable de susciter des émotions, quelles qu’en soient le support, physique ou immatériel, de jouer avec la perception qui est en soi une interface avec notre appréhension de la réalité. »

Il n’est plus question d’opposer des réalités mais de les mélanger, de les fusionner, de les augmenter. Selon Electronic Shadow, le réel et notre habitat deviennent des extensions du monde numérique et l’être humain habite aujourd’hui autant l’espace physique que l’espace numérique dans lequel il laisse sa trace, comme auparavant dans un monde fait uniquement d’objets et de matière.

« De l’hybridation des 10 dernières années, nous nous dirigeons à présent vers une véritable fusion entre matière et information. Que ce soit au niveau des nouveaux matériaux, des nanotechnologies, des progrès de la robotique que de l’évolution des processeurs et des puissances de calcul, tout ce que la science fiction a mis en scène devient de plus en plus crédible à l’échéance de ce siècle. »

Et pour parvenir à cette fusion, la plupart des dispositifs technologiques sont intégrés aux espaces et rendus invisibles par Electronic Shadow. Ceci pour donner l’illusion d’un monde entre deux, d’un monde d’idées selon la conception platonicienne. L’être humain se trouve alors à l’intersection entre le monde matériel et le monde immatériel et son identité numérique vient se refléter dans son quotidien, relayé par tous les dispositifs nomades interconnectés.

« Nous considérons l’espace architectural, qu’il soit à l’échelle urbaine ou à celle de l’habitat individuel, privé ou public, comme l’extension d’un domaine plus vaste étendu par les réseaux numériques et la modification du rapport à la géographie induit par la mobilité. Si la plupart des habitats sont aujourd’hui encore régis par une conception ancienne, des pièces assignées aux fonctions, une place importante réservée au stockage d’objets physiques et une prépondérance de la surface sur le temps, il est devenu évident que la vie numérique de chacun est devenu un véritable espace en soi. »

Ces traces s’accumulent et constituent les différentes strates de la mémoire humaine numérisée. Une topographie dans laquelle se mirer ou se plonger. Echo et Narcisse, exposé à l’espace RoomBook de l’Eclaireur à Paris dédié à Electronic Shadow, est une installation statistique. Le visiteur entre dans un espace où les murs sont constellés de chiffres et de données mathématiques. Un bassin au centre de l’espace reflète des données statistiques qui s’égrènent au fil de la journée, en fonction du rythme de leur évolution : nombre de naissances, nombre de décès, émission de CO2, nombre d’arbres abattus. Ces données prennent la forme de petites croix et remplissent progressivement le bassin. Le visiteur, dont l’image est captée par une caméra, voit son reflet apparaître au fond de l’eau. Il se mire sans pouvoir tout à fait se reconnaître dans un océan de données.

Un essai poétique de visualisation temps réel de données abstraites de par leur nombre ou leur grandeur. Dans Superfluidity, l’un de leurs tous derniers projets d’environnement interactif multi-utilisateurs exposé en juillet à l’espace RoomBook de l’Eclaireur, les petites croix représentent les interconnexions entre les personnes sur les réseaux et la manière dont l’information peut aujourd’hui se propager de façon exponentielle dès qu’elle est reçue par quelqu’un puis renvoyée. Une métaphore de l’état quantique de la matière, connu sous le nom de superfluide, qui transmet toute information en tout point de sa surface et ce sans aucun délai grâce à une absence totale de frottement. L’œuvre est simultanément visible en ligne, dans l’espace physique, et accessible depuis tout smartphone. Dans cet environnement partagé, chaque petite croix crée une phrase sonore en fonction des différentes connexions et vient se poser sur une couche d’informations, les couches se superposent et forment des vagues, ou des strates à l’intérieur desquelles il est encore possible de plonger sa vision.

Croix blanches, êtres de lumières, univers bleutés, ambiances sonores aquatiques, l’univers d’Electronic Shadow, de transparence en reflets et de lumières en images, nous immerge dans un monde presque trop parfait, à la limite de l’artifice. Pourtant dans cet univers onirique, même l’accident devient matière à perfection : « Les accidents sont les effets physiques de la lumière avec la matière, mais c’est sans doute ce qui est le plus beau dans la production, un reflet, une lumière parasite, une vibration et de fait, nous les avons intégrées à la perception globale, c’est peut-être ce qui crée cette impression. Pour nous, l’image et l’espace sont indissociables, parce que ce sont les accidents induits par leur fusion qui produisent les effets qui nous intéressent le plus, c’est pour ça qu’on ne montre jamais l’un sans l’autre ». Superfluidity est exposé dans une église de Clichy à l’occasion de la Nuit Blanche, une semaine plus tard Electronic Shadow organise la mise en scène de la nuit électronique au Grand Palais et 15 jours plus tard, présente une exposition rétrospective au Musée Granet à Aix en Provence pendant 3 mois. Fin septembre, ils participent à la première biennale « Panorama » à Bordeaux. Ils y présentent une installation narrative nomade déployée sur un réseau de parcs.

Isabelle Arvers

Isabelle Arvers est commissaire d’exposition et journaliste spécialisée en arts numériques. http://iarvers.free.fr http://www.youtube.com/zabarvers