Pourriez-vous nous présenter l’OMNI dont vous êtes Président ?

L’OMNI, Observatoire des Mondes Numériques Interactifs, a pour vocation de réfléchir, comprendre, percevoir les liens interactifs entre les hommes et les mondes numériques. Notre association est composée essentiellement d’universitaires, surtout dans les domaines des sciences humaines (psychologie, psychanalyse, sociologie, ethnologie, psycho-ergonomie, info-communication…).

Pourriez-vous nous parler de l’apport du jeu vidéo dans le traitement des enfants psychotiques et autistes ?

Pour le moment, on constate dans beaucoup d’institutions pour enfants et adolescents (hôpitaux de jour..) que certains psychotiques, eux-mêmes souvent issus de la culture des images, à qui on propose un atelier “ jeux vidéo ”, se “ débrouillent ” très bien, voire mieux que certains éducateurs. Ainsi, c’est avant tout du point de vue de la valorisation narcissique, et donc de l’estime de soi, qu’il y a un effet “ soignant ”.
Pour les autistes qui arrivent à appréhender l’ordinateur, il semblerait que cela peut devenir un outil facilitant la communication (mail), mais à l’heure actuelle, il n’y a pas encore assez de recherches ayant pour hypothèse la spécificité “ jeux vidéo ” comme médiation thérapeutique.

Comment êtes-vous venu à vous intéresser aux jeux vidéo de manière “ professionnelle ” ?

Ma démarche scientifique sur ce thème est similaire à celle de la psychanalyse. Cela passe avant tout par la compréhension de mes propres mécanismes psychiques dans la pratique de l’interactivité numérique : jeux vidéo, chat, surfes….Le travail analytique permet cette distance nécessaire à l’élaboration. Le fantasme face aux images et dans l’image m’a toujours intéressé et c’est l’autoanalyse et l’écoute des discours de mes patients et de certains amis, eux-mêmes joueurs, qui m’a confirmé dans cet intérêt qui, en effet, a pris une tournure “ professionnelle ” par la création de l’OMNI.

Vous avez écrit “ le temps du jeu est le temps du plaisir ”. Pourriez-vous développer cette idée ? De même pour “ la nurse cathodique ” et “ l’effet flynn ” ?

– “ Le temps du jeu est le temps du plaisir ” est une hypothèse qui m’est venue en réponse à une question d’un journaliste sur la confusion liée au temps passé à jouer. Alors, le jeu a sa propre temporalité, rarement la même que celle de la réalité. De plus, le plaisir lié à la pratique du jeu fait émerger un affect intense qui prend sa source dans l’atemporalité de l’inconscient. C’est cette même captation due au plaisir de l’enfant jouant à faire semblant, que l’on retrouve dans la pratique du jeu vidéo. L’inconscient ne connaît pas le temps et le plaisir en est un témoin. On le retrouve dans le temps du jeu.
– Flynn a effectué une étude sur plus de quarante ans aux Etats-Unis concernant les résultats du QI. Il a remarqué que, depuis plus d’une vingtaine d’années, les performances du QI non verbal ont augmenté de manière importante. Cela indique que dans les pays occidentaux, où il y a une, voire deux, télévisions dans chaque foyer, les enfants ont développé une perception en images plutôt que verbale. La génération née avec la télé, habituée à lire les images qui véhiculent elles-mêmes des informations que le verbe n’a pas besoin de décrire. Les images parlent d’elles-mêmes. Il s’agit donc à la source du point de vue psychanalytique, des phénomènes de sidération, d’adhésivité et donc d’addiction au images. Le concept de télé comme “ nurse cathodique ” en est un des signes étiologiques. Beaucoup de très jeunes enfants se sont retrouvés seuls devant la télé, parfois sur les genoux d’une maman pour qui la télé peut être une compensation face à un mari absent, par exemple. Cette image télé, source de plaisir, est devenue pour cet enfant, un tiers, voire un substitut maternel, pas “ suffisamment épais ”, mais tout de même présent. L’enfant biberonné aux images, restera un adulte “ accroc ” ; chaque fois que la télé s’allume, un confort psychique semblable à celui rencontré lors de la prise de certaines drogues, se présentera à lui.

La question de la violence dans les jeux vidéo ? Fausse question ?

La violence dans les jeux vidéo est devenue un problème qui dépasse en soi la question du jeu vidéo. C ‘est devenu un problème de société qui, à nouveau, désigne l’image comme coupable des dérapages de certains jeunes qui, à un moment, confondent réalité et fiction, jeu et réalité. Pourtant, il est important de se poser ce type de questions sous forme d’hypothèse de recherche et non seulement dans le sens d’un problème. Reconnaître la part de violence qui se trouve en chacun de nous est une preuve de bonne santé psychique. Le jeu vidéo met en scène toute sorte de contextes, pas uniquement de guerre, où l’ultime but est de gagner. Notre société ne reconnaît pas ses propres ambitions, telle que la réussite ; ainsi, jouer à réussir devient une source d’inquiétude.
De plus, le jeu vidéo propose un cadre de jeu assez strict, étayé par le game-play, les règles, qui ne permet pas de faire n’importe quoi. L’Intelligence Artificielle. du jeu, surtout si elle est importante, va nous contraindre à la persévérance et donc nous confronter à notre capacité à supporter la frustration. Il y a une règle du jeu qui cadre toute forme de pulsion sadique.
En conclusion de cette question sur la violence des jeux vidéo, je citerai un adolescent qui disait : “ J’ai peur de la vie mais pas de jouer ”.

Vous avez organisé un colloque cette année, intitulé “ Pour ne plus avoir peur des jeux vidéo ”, qu’en est-il ressorti ?

Le colloque, premier d’une série dont le prochain sera axé sur le thème de “ la vie en réseau ” est le prétexte d’un lieu d’échanges entre professionnels de la santé mentale et des mondes numériques. Le titre de ce colloque était un moyen d’envisager cette culture du jeu vidéo, non pas sur le versant polémique mais plutôt dans une perspective d’analyse, en mettant les préjugés de côté. Jean-Claude Larue, président du SNEM France et Europe et directeur général d’Infogrammes Europe a encouragé notre initiative en sponsorisant ce premier colloque. L’après-midi était consacré à l’utilisation des jeux vidéo comme médiation thérapeutique. Des soignants, psychiatres, psychologues, infirmiers, éducateurs, nous ont fait part de leurs expériences cliniques. Des constats tout à fait impressionnants ont pu être dégagés quant à la valeur “ soignante ” de ce nouvel outil auprès de populations difficiles, telles que les enfants et les adolescents psychotiques, les adultes en UMD (Unité de Malades Difficiles) et les toxicomanes. C’est un nouveau champs d’investigation et l’objectif de l’OMNI et de l’approfondir.

Quel est l’avenir du jeu vidéo selon vous ?

C’est une question qu’il serait intéressant de poser aux programmeurs et aux éditeurs de jeux vidéo. Il est sûr que le jeu vidéo est arrivé à une qualité technique très impressionnante quant à ses graphismes en 3D, ses textures, la kinesthésie des personnages. L’avenir aujourd’hui est à creuser du côté du scénario dans le sens de son originalité interactive, car l’identification du joueur aux personnages dépend aussi de l’histoire qui permet de donner une épaisseur psychologique. L’autre domaine de l’avenir est l’intelligence Artificielle. C’est une illusion d’I.A. qui nous rappelle aussi qu’il y a une différence entre la machine et l’homme. Pour l’instant, l’I.A. est du domaine de la science-fiction, comme l’est le fantasme que propose le jeu vidéo : “ marcher dans l’image ”.

Quelle différence faites vous entre les joueurs qui jouent sur consoles et ceux qui se connectent à des mondes persistants et en constante évolution, tels que les jeux massivement multi-joueurs ?

L’avenir du jeu vidéo, pour rejoindre la question précédente, se situe dans les jeux en réseau ou univers persistants. Vivre pleinement en réseau procure des sensations nouvelles, car à l’écoute de beaucoup de ces joueurs, pour un jeu comme “ Dark Age of Camelot ”, il y a des nouvelles formes d’échanges qui se créent, des systèmes d’entraides, des rituels de passages qui font cruellement défaut dans nos sociétés occidentales. Comparer les joueurs qui jouent à plusieurs sur consoles et ceux qui jouent en ligne, souvent seuls chez eux, pose la question de l’importance du contexte dans lequel on joue.
D’emblée, le contexte est différent, par le simple fait d’être seul ou non devant un écran. De plus, la console se branchant généralement sur la télévision du salon, le joueur est déjà placé physiquement plus loin que devant un écran d’ordinateur. Utiliser la télévision comme écran sur lequel on joue, donne d’une certaine manière “ plus de distance ” et moins de qualité de réalisme propre aux images virtuelles. Par exemple, on ne trouve pas de vrais jeux de simulation d’avion sur console. La console propose avant tout des jeux dits d’arcade, en lien avec les jeux proposés dans les cafés. La complexité du game-play dans les jeux PC est souvent beaucoup plus importante que celle des jeux sur console, où le joueur doit maîtriser le game-play très rapidement. Il y a une forme de “ snobisme ” de la part des “ joueurs PC ” , par rapport aux “ joueurs consoles ” : rivalité que l’on pourrait retrouver entre un professionnel et un amateur pour qui le “ fun ” est la source première du plaisir de jouer.

Michael Stora 2002/Interview Isabelle Arvers