Penser l’œuvre d’art en dehors de l’économie culturelle traditionnelle

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Introduction

De la participation à la collaboration, qui définit le champ de l’intervention artistique ? Si la collaboration n’est pas une idée nouvelle, l’accès aux logiciels libres, le partage des connaissances, de la bande passante ou d’outils à faible coût en transforme les modalités. Il s’agit à présent de repositionner la relation de l’individu au collectif, pour repenser les structures hiérarchiques à l’horizontale et vers l’ouverture. Passer de la consommation passive à la création de contenus et changer les paradigmes du processus créatif et de la notion d’auteur.

1 – La « copyleft attitude » à l’heure de l’ultralibéralisme.

Dans une société ultralibérale, la tendance générale est à la marchandisation du savoir après celle des biens et des services. Licences et brevets sont les armes d’un capitalisme qui se fonde sur le secret de l’information et la protection de la propriété intellectuelle. L’accès à l’information est pourtant vital pour la recherche et le développement du savoir dans des domaines aussi variés que le génome humain, la pharmacologie ou le combat contre la faim dans le monde.

En protégeant par des licences les semences de soja génétiquement modifiées, des sociétés comme la multinationale Monsanto, obligent des cultivateurs à reverser des droits sur la culture de ces OGM. Très rapidement, les populations ne peuvent faire face économiquement et doivent abandonner leurs exploitations. De la même manière, dans l’industrie pharmaceutique, chaque innovation est protégée par la propriété intellectuelle et donc non accessible en tant qu’information. La recherche contre le cancer ou contre le sida en pâtit immanquablement puisqu’elle ne peut bénéficier de la mutualisation des connaissances entre chercheurs du monde entier. Cela ralentit l’innovation ainsi soumise à des intérêts purement économiques.

Dans un tel contexte, les initiatives d’ouverture, de partage, d’échange et de pensée collaborative telles que le logiciel libre, les licences publiques ou les réseaux peer to peer revêtent une importance particulière. Sans être en dehors de tout système économique, elles représentent une alternative et permettent de repenser l’économie du don chère à Marcel Moss à l’heure du libéralisme.

Don Tapscott et Anthony D. Williams dans leur livre sur la wikinomie, qu’ils définissent comme l’art et la science de la collaboration, donnent quelques exemples de modèles économiques fondés sur la pensée collaborative. Tout d’abord dans le domaine de la science collaborative. Pour contrer le brevetage de la pensée et répondre aux problèmes de sécurité alimentaire mondiale, les chercheurs de l’institut canadien de biotechnologie CAMBIA publient leurs résultats sous la licence BIOS – Biological Open Source Intiative. Leurs recherches sont ainsi disponibles, peuvent être prolongées et modifiées. Ce genre d’expérience vise à la création de médicaments open source sachant que c’est un secteur dont les forts investissements ne rapportent que peu de découvertes.

L’initiative FightAids@home est une plate-forme de calcul partagée qui permet à des millions d’utilisateurs possédant des ordinateurs personnels de mutualiser leur puissance de calcul non utilisée par le biais d’Internet, afin de constituer l’une des grilles de calcul les plus puissantes du monde. De nombreux projets se servent de la puissance de calcul des ordinateurs personnels transformant le Web en un ordinateur ultra-performant.

Afin d’éviter qu’aucune entreprise privée ne s’approprie le séquençage de gènes humains et n’empêche la multiplication de découvertes, la Merk Pharmaceuticals et le Gene Sequencing Center créent aux Etats-Unis la Merck Gene Index, une base de données publique de séquences de gènes. Puisque ces séquences appartiennent au domaine public, elles sont accessibles aux chercheurs du monde entier. Enfin, les auteurs de Wikinomics montrent comment certaines entreprises prônent l’ouverture et le partage de l’innovation grâce aux API ouvertes.

C’est grâce aux interfaces de programmation d’applications ouvertes que des sociétés comme Flickr Technorati del.icio.us ont produit de nouvelles fonctionnalités et fait progresser leur offre de contenu rapidement. Il s’avère donc qu’il est possible pour une société d’ouvrir une part de sa Propriété Intellectuelle afin de générer plus de valeur en créant un champ d’expérimentation à faible risque pour quiconque souhaitant partir de leur plate-forme pour concevoir un service.

Ces initiatives bien qu’encore limitées sont pour autant un espoir de lutte contre le brevetage et la mise au secret du savoir. Parce qu’elles pratiquent la collaboration entre chercheurs, l’ouverture et la mise en commun des innovations et la protection des données par des licences qui en permettent la réutilisation ou la modification sous certaines conditions.

L’histoire du logiciel libre et des licences publiques est pourtant récente. C’est en 1991 que Linus Torvalds, un programmateur finlandais, met en ligne sur les BBS (tableaux d’affichage existant avant Internet dans sa forme actuelle) une version simplifiée du système d’exploitation UNIX, qu’il nomme Linux.

Il le publie sous licence publique générale dans le cadre du projet GNU initié en 1989 par Richard Stallman afin de permettre au plus grand nombre de projets le partage de leur code source, la redistribution et la mise à disposition de tous, des modifications réalisées. Linus Torvalds invite alors ses pairs à modifier le code de Linux à condition que ces modifications soient elles-mêmes ensuite portées à la connaissance de tous. L’utilisation du logicielle est gratuite. Aujourd’hui, le logiciel libre se développe huit fois plus vite que le reste du marché des serveurs. En effet, la possibilité d’accéder au code informatique et de le modifier sans être tributaire de l’architecture de chaque fournisseur a permis l’émergence et le développement rapide de standards libres : Apache pour les serveurs web, Linux pour les systèmes d’exploitation, MySql pour les bases de données, Firefox pour les navigateurs…

2 – Ethique vs profit.

Les possibilités offertes par les standards libres n’ont pas que des utilisations prosélytes. Les logiciels libres et l’open source intéressent bien entendu les entreprises comme le montre le développement exponentiel de ce qu’il est aujourd’hui communément admis d’appeler le Web 2.0. Grâce à l’évolution des technologies, l’internaute peut à présent publier du contenu textuel, sonore, visuel ou vidéo sans avoir de connaissances techniques très poussées. Il est alors aisé d’avoir une vision idyllique de cet Internet où chaque consommateur de média peut devenir producteur de contenu et ainsi devenir actif en collaborant et en partageant du contenu avec sa communauté.

Création de blogs, de pages personnelles, créations artistiques, photos, histoires, vidéos, remix de contenus en ligne. Il peut aussi s’agir de machinimas, qui réutilisent les moteurs de jeux vidéo pour concevoir des films courts, mis ensuite en ligne sur des sites comme Machinima.com.

Cela peut aussi être des clip vidéo conçus par exemple en mélangeant des dessins animés japonais à des morceaux de musique connus. Cela s’appelle à présent des AMV (animated music videos).

Cependant, comme le font remarquer Dmytri Kleiner et Brian Wyrick dans leur critique du Web 2.0, il s’agit surtout d’une réappropriation privée d’une valeur produite par la communauté. En effet, tout le contenu mis en ligne sur des sites tels que Youtube, Myspace ou Flickr appartient, non pas uniquement à leurs concepteurs, mais aussi aux sociétés qui détiennent ces sites Internet. Lorsque l’on publie du contenu sur Youtube par exemple, la société se réserve le droit de représenter, reproduire et de redistribuer le contenu même sous forme dérivée. Il en va de même pour la musique publiée sur Myspace.

Plutôt que de démocratiser l’usage d’Internet en prônant le partage de la culture et du savoir, le Web 2.0 généralise le marketing personnalisé et permet à ces entreprises de se réapproprier de la valeur qu’elles n’ont pas eu à financer. Les bénéfices engendrés par ces entreprises grâce au contenu mis en ligne par les internautes permettent ensuite de financer des campagnes de promotion de guerre comme c’est le cas actuellement avec la Fox Corporation. La communauté artistique s’est élevée à plusieurs reprises contre ces pratiques et diffuse actuellement largement un mail intitulé : « Why I deleted my Myspace account » écrit par l’australienne Norie Neumark afin de pousser la communauté à refuser ces pratiques et à utiliser des initiatives open source de partage de contenu et de logiciels sociaux (Elgg, DiSo, AroundMe, NoseRub…) .

Ce que font remarquer les deux auteurs dans leur article publié dans Mute, c’est que le Web 2.0 tend à affaiblir les réseaux peer to peer et à privatiser un réseau qui à son origine (Usenet par exemple) était réellement ouvert et accessible à tous. Il s’avère ainsi que le prix à payer pour avoir accès à ces applications « nouvelle génération » pourrait bien être beaucoup plus élevé que prévu.

C’est ainsi que deux philosophies coexistent à l’heure du Web collaboratif : l’une étique, libre, ouverte et collaborative, et l’autre mercantile qui utilise ce que les internautes produisent librement et gratuitement dans le cadre de leur temps libre pour générer encore plus de valeur. Christian Fuchs, chercheur et artiste autrichien montre ainsi dans sa critique du livre de Tapscott qu’il est dangereux de faire l’apologie des prosommateurs, c’est-à-dire des consommateurs qui produisent du contenu, sans savoir à qui va profiter ce contenu.

Il faut aussi relativiser l’idée de participation des Internautes au Web 2.0. En effet, selon Hitwise, seulement 0.16% des visiteurs de YouTube viendraient y déposer des vidéos, et 0,2% des visiteurs de Flickr viendraient y déposer des photos. Il est certain que si on regarde ces chiffres, on peut douter du caractère participatif tant mis en avant dans le concept Web 2.0. Il est avéré que dans toutes ces communautés en ligne, près de 90% des Internautes ne posteront jamais de contenu…

Ces contenus sont soit diffusés par les réseaux peer to peer soit « récupérés » par le privé. Bien entendu, le Web 2.0 n’est pas qu’une affaire de marketing et tous les sites n’appartiennent pas à des corporations. Wikipedia, Linux, les blogs, les wikis sont des exemples qui prouvent qu’il est possible de concevoir des projets collaboratifs de façon bénévole tout en réinventant les structures hiérarchiques pour y parvenir. Car même si les contenus mis en ligne par les utilisateurs profitent à quelques sociétés, les Internautes reçoivent néanmoins beaucoup en échange de leurs efforts pour collaborer.

3 – Pourquoi collaborer.

Ce mode de coopération remet en question les idées reçues sur la motivation et les comportements humains. (cf Freud et l’intérêt) Ce qui peut expliquer pourquoi des personnes collaborent à des projets sans en attendre forcément une contrepartie financière est l’amusement, l’altruisme mais aussi le désir d’appartenance à un groupe.

Si l’égalitarisme est la règle générale, la plupart des réseaux collaboratifs ont une structure sous-jacente dans laquelle des individus ont plus d’influence que les autres, cependant on reste très éloigné des formes traditionnelles de structures hiérarchiques. En effet, les réseaux collaboratifs conjuguent des éléments de hiérarchie et d’auto organisation qui tiennent compte du mérite et des capacités de chacun : les plus compétents et expérimentés de la communauté assurent le leadership et aident à l’intégration des contributions des autres membres.

Ainsi le mode de décision dans le logiciel libre, reprend celui de Linux. Chaque personne désirant modifier le code ou publier des améliorations propose son travail sur une liste de diffusion, les développeurs les plus compétents donnent alors leur avis de façon collective. Si la proposition représente une amélioration, elle est alors intégrée au code. Dans le milieu des hackers, les listes de diffusion sont le meilleur moyen pour valider ou invalider de nouvelles applications open source ou de nouveaux logiciels libres. Tout est publié de manière collective, discuté par tous et le processus de validation ou d’invalidation est lui aussi assez rapide et collectif. La décision est cependant prise par les plus experts.

Dans beaucoup de communautés de production collaborative, les activités sont volontaires et bénévoles. Personne ne donne l’ordre à qui que ce soit de poster un article sur Wikipedia… Cette encyclopédie libre, qui n’appartient à personne, est rédigée de façon collaborative par des milliers et des milliers de bénévoles et uniquement 5 salariés à plein temps. Malgré les contraintes inhérentes au fait d’être une encyclopédie libre et ouverte, Wikipedia continue de se développer avec plus de quatre millions d’articles en 200 langues différentes.

Si Wikipedia possède plus d’un million d’utilisateurs enregistrés, seul un noyau dur de 5000 wikipédiens accepte des responsabilités plus avancées dans le maintien de l’encyclopédie en ligne : administration des pages, développement du logiciel, découverte de photos libres de droit, modération des conflits, veille anti-vandalisme.. Sachant que Wikipédia n’a que 5 salariés, il est évident que les bénévoles réalisent la plus grande part du travail.

Alors pourquoi collaborer ? Le bénévolat n’exclut pas dans l’absolu tout bénéfice, qu’il soit pécunier ou en termes de reconnaissance future ou d’embauche à venir. Ce bénévolat est facilité par le très faible coût impliqué par notre collaboration et il s’explique la plupart du temps par notre « envie » de participer. Les motivations qui expliquent la participation dépassent d’ailleurs l’amusement ou l’altruisme, car les personnes en tirent de l’expérience, de la notoriété et des contacts. Dans une société où la valeur travail s’est transformée, où le temps de travail a diminué et où la notion de temps libre s’est développée, la motivation à produire du contenu sans contrepartie financière s’explique par le besoin de démontrer son savoir faire et par le besoin d’être utile. Le besoin de reconnaissance et d’appartenance à un groupe semblent être aussi des motivations essentielles à la collaboration.

4 – Participation vs collaboration

La vraie question en matière de collaboration et de participation est de savoir ou de chercher où se situe le pouvoir et à quel niveau les personnes collaborent. Dans le domaine artistique, cette distinction est très importante car elle va permettre de savoir qui définit le protocole d’intervention au sein d’une œuvre d’art. La participation du public est une dimension importante de toutes les avant-gardes, qu’il s’agisse du surréalisme, du dadaïsme ou encore du mouvement Fluxus. Cette participation va d’ailleurs avoir son apogée avec ce que Nicolas Bourriaud appelle l’esthétique relationnelle autour d’oeuvres d’artistes/producteurs comme Félix Gonzales-Torres qui sont autant d’événements sociaux participatifs.

Avec l’arrivée d’Internet, des mails et des listes de diffusion, la dimension participative n’a fait qu’augmenter. Il existe cependant une différence d’envergure entre une participation où le public ne fait que répondre à un cadre fourni par l’artiste et une participation où l’internaute crée du contenu. Olia Laliana, une des net-artistes de la première heure réalise en 1996 une œuvre Internet qui s’intitule, « My Boyfriend Came Back From the War ». L’artiste invite ensuite d’autres artistes à réaliser des œuvres sur ce thème, de la bannière de publicité Internet à des animations Flash, chaque artiste répond à l’invitation par une œuvre originale faisant allusion au titre « My Boyfriend Came Back From the War ». Ici, l’artiste se transforme en une sorte de commissaire d’exposition qui « fixe » une thématique et le site devient alors une galerie d’oeuvres en ligne.

L’une des plus anciennes œuvre d’art Internet dite collaborative est « The World’s First Collaborative Sentence » lancée par l’artiste Douglas Davis sur Internet en 1994. Originalement composée de textes, ce site comprend désormais des œuvres sonores et visuelles et la contributions de milliers d’Internautes. Pourtant, comme le fait remarquer Annie Gentes dans son analyse de l’oeuvre de Nicolas Frespech, « Tu peux me dire tes secrets », la contribution du public ne semble faire sens que dans le nombre et l’accumulation des éléments de participation. La quantité remplace la qualité et l’investissement de la personne qui participe est réduit au respect d’un protocole de participation fixé par l’artiste lui-même. La notion d’auteur et de responsabilité n’est pas modifiée par cette participation, l’auteur est l’artiste, il a la responsabilité de l’oeuvre et des choix autorisés à l’intérieur de ce protocole. Annie Gentès cite alors Julien Stallabrass : « est-ce que les personnes qui contribuent à ces dispositifs ne sont pas réduites à être des spécimens sociologiques qui fournissent des données (data) à l’artiste. L’offre de participation, comme dans les jeux d’ordinateurs avec leurs contraintes et leurs critères de succès rigides, ne fait-elle pas qu’augmenter le conformisme ? »

La participation du public est donc limitée, comme elle l’est dans les Secrets de Nicolas Frespech. Cette œuvre conçue par l’artiste en 1999 invite les Internautes à déposer leurs secrets sur le site Internet. L’artiste sélectionne ensuite les secrets (pour éviter les propos racistes ou pédophiles, mais aussi pour éviter les redites) et les met en ligne, ceux-ci apparaissent alors sur le site et défilent anonymement. De l’ordre de l’intime (une personne devant son ordinateur) la participation de l’Internaute se limite à répondre à la demande de l’artiste. Peu d’implication est nécessaire puisque l’anonymat du secret est total.

Ce que montre Annie Gentès avec beaucoup de force est la manière dont le projet va devenir collaboratif à partir du moment où le projet va être censuré en 2001. Dès lors, du fait de son interdiction par la Chambre régionale des comptes du Languedoc Roussillon, l’artiste lance un blog où il répertorie tous les éléments de l’affaire et tous les acteurs du monde de l’art prennent position. C’est à ce moment là, lorsque chacun s’investit en fonction de sa position dans le monde de l’art ou de l’information et prend ses responsabilités que les Secrets revêtent une forme collaborative. Il y a engagement des acteurs et réelle collaboration au projet.

La collaboration dépasse donc le dispositif mis en place ou les technologies censées en permettre le déploiement. Il s’agit d’une implication personnelle où l’artiste ré-envisage et partage la notion d’auteur.

5 – Collaboration et pratique artistique

La collaboration dans l’art n’est donc pas comme on l’a vu plus haut, une pratique nouvelle mais le déploiement des technologies, des logiciels libres, d’applications participatives et collaboratives ainsi que l’émergence de nouvelles formes de protection des droits d’auteur en transforme les modalités. Elle est démultipliée par trois facteurs minimums, l’augmentation de la bande passante, des dispositifs numériques plus accessibles et des outils collaboratifs généralisés. Rachel Greene dans son livre sur l’Art Internet relate l’expérience EAT, un groupe fondé par Billy Klüver ingénieur à Bell Labs, qui inaugure un type de collaboration entre artistes, ingénieurs et designers. John Cage et Andy Warhol ont participé à EAT. Une interdisciplinarité qui est aujourd’hui pratique courante dans l’art des nouveaux médias.

La collaboration à l’aide du réseau remonte à 1977, époque à laquelle les artistes Sherrie Rabinowitz et Kit Galloway réalisent la première performance en réseau avec l’aide de la Nasa. Il s’agissait de faire danser ensemble plusieurs personnes à distance. Les performances en réseau ont ensuite été développées par l’Electronic Café, ce qui m’a permis en 1995 de participer à une performance entre Paris et New York qui consistait à jouer en commun des percussions à l’intérieur d’un « groupe » de musique collaborant à distance.

Ici la notion de collectif interfère avec celle de collaboration, il semble évident que tout collectif artistique travaille sous forme collaborative. Cependant, au niveau juridique, les deux termes ont une signification tout à fait différente. L’article L. 113-2 aliné́a 3 du Code de la Propriété Intellectuelle définit une œuvre collective comme « l’œuvre créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à̀ son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à̀ chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé ».

Seul l’auteur, par exemple le producteur dans le cadre de la production d’un jeu vidéo, détient des droits sur l’oeuvre et ne peut prétendre à sa paternité. Dans une œuvre dite de collaboration, l’article L. 113-2 alinéa 1er la dé́finit comme « l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques » Les droits seront alors répartis entre chacun des auteurs. Un film est considéré comme une œuvre de collaboration dans laquelle par exemple sont considérés comme auteurs le réalisateur, le scénariste, le concepteur des dialogues,…

Le juridique, ou tout du moins le droit français, vient alors rejoindre la considération précédente : une œuvre de collaboration est dite de collaboration si la notion d’auteur est partagée. La notion de copyright est plutôt en faveur d’un seul auteur et donc de l’oeuvre collective. Les œuvres multimédia ont d’ailleurs beaucoup poussé le droit à définir ce qu’est une œuvre multimédia à laquelle plusieurs personnes participent et il s’agit bien souvent de jurisprudences parce que la loi n’a pas encore tranché définitivement cette question. Le développement des logiciels et de l’art code vient repousser plus avant la question de l’auteur dans une œuvre de collaboration. Un développeur informatique peut tout à fait être un artiste et donc reconnu comme un auteur d’une œuvre puisqu’il est à présent admis que le code informatique est une œuvre d’art.

6 – FLOSS – Free Libre Open Source Software + Art

Pour aller plus avant dans l’idée de collaboration à une œuvre d’art, il est nécessaire d’envisager la question de la production et de l’autonomie dans la production. Dans quelles conditions de production, de diffusion et de réception l’œuvre se situe t’elle ? Ici, la notion de logiciels libres et open source amène à reconsidérer cet aspect. Comment un artiste qui travaille dans le domaine des nouveaux médias peut-il être autonome lorsqu’il utilise des logiciels propriétaires pour concevoir une œuvre ? Il est alors tributaire des concepteurs du logiciel dans les différentes étapes de conception prévues par le logiciel lui-même. Si un artiste utilise un logiciel libre et dont le code est ouvert à modifications, l’artiste est d’autant plus libre dans l’élaboration de son projet.

Utiliser FLOSS pour la création d’une œuvre d’art donne immédiatement une dimension d’engagement politique et d’éthique à l’œuvre. Il est en effet délicat de proposer un regard critique sur la société informationnelle en utilisant des médias qui dépendent directement de cette économie. Cela permet à l’artiste d’avoir aussi un contact direct avec toute une communauté d’artistes, de développeurs qui peuvent échanger de l’information, des idées, apporter des modifications au code dans un processus de création qui se génère en temps réel. L’intérêt de l’œuvre consiste alors moins dans son caractère définitif quand dans son processus d’élaboration. Et ce processus est par nature collaboratif, communautaire et inter-disciplinaire. Créer des œuvres avec FLOSS implique aussi de partager la philosophie du libre et donc de protéger ses œuvres avec des licences publiques ou sous Creative Commons. Penser une œuvre en imaginant qu’elle va être modifiée ou réinterprétée modifie la conception de l’artiste auteur seul devant sa toile…

Dans une discussion fictive avec Femke Sneting, Guy van Belle explique que l’intérêt d’une œuvre collaborative est de ne plus savoir qui est vraiment l’auteur de telle ou telle partie du travail et que dans un tel processus de conception de l’œuvre, le fait de travailler à plusieurs rend plus critique. Finalement dans l’oeuvre d’art collaborative, il est possible de ne plus être prisonnier d’une fonction et d’être tour à tour artiste, développeur, musicien… Un des apports les plus rafraîchissants de Kinorama, ce projet de films réalisés en 24 heures est que chacun peut décider d’être réalisateur, acteur ou caméraman. Cette liberté est assurément des plus créatives. Voire avec le point de vue d’un autre est enrichissant. Il est ici important de noter que dans une œuvre collaborative, le processus de décision est collectif, toutes les étapes de décision et de production sont analysées collectivement et les prises de position respectées.

Simon Yuill dans son texte « All problems of notation will be solved by the Masses : Free Open Form Performances, Free/Libre Open Source Software, and Distribution Practice » explique que les performances de livecoding sont au cœur même d’une production vivante, basée sur le code informatique produit en live. L’œuvre d’art ainsi produite est exprimée sous forme d’un code logiciel qui est écrit et réécrit live pendant la performance. Ainsi le code conçu pour produire l’image vient modifier le code qui produit le son et réciproquement. Chaque partie du code peut être jouée, rejouée ou modifiée par chacun des performeurs. C’est ce qui sert de principe aux performances Drumming Circle proposées par le London OpenLab, où chaque personne peut venir avec ses algorythmes ou ses lignes de code et ainsi construire une performance collaborative.

7 – Œuvres collaboratives

Suivant l’exemple du livecoding, l’œuvre Daisy Chain des artistes Guillaume Stagnaro, Anne Laforêt, Nao et Peter Sinclair présentée lors de l’événement Wifiledefrance à Paris. L’oeuvre consistait à capter du flux et à le retranscrire sous une forme visuelle, sonore ou de code. Chaque artiste transformant à la suite de l’autre, le flux perçu. L’image étant transformée en son, puis en code, puis retransformée en vidéo, créant ainsi une œuvre en chaîne, sachant que tout ce qui passe par le réseau est automatiquement transformé en langage binaire. Chaque élément pouvant être perçu par le public de manière séparée, continue ou comme un ensemble. Ici la collaboration se joue principalement entre les artistes.

Ce que l’évolution des techniques et des licences permet, c’est la réappropriation et le mélange, ce qu’il est convenu d’appeler la culture du remix. Du DJ qui sample des morceaux pour en créer de nouveaux, au VJ qui mixe de la vidéo, de l’animation ou de l’image fixe, jusqu’au public qui s’empare de ses œuvres préférées pour les transformer en de nouveaux clips musicaux en mélangeant des images avec ses morceaux préférés… A cette frénésie créative offerte par le numérique de concevoir ces mélanges chez soi, répond un problème juridique de droits d’auteur. Les bootlegs, une forme apparue au début des années 2000, consiste à mélanger deux morceaux de musique d’univers différents comme par exemple le black album du rapper JayZ et le white album des Beattles. Le résultat conçu par le DJ Danger se nomme le grey album. Si cette production a eu beaucoup de succès les maisons de disques se sont emparées du problème et ont attaqué DJ Danger.

Si un artiste reconnu a la possibilité de se défendre juridiquement, ce n’est pas le cas de tous ceux qui réalisent des bootlegs, aussi certains artistes se sont prononcés pour une protection de leurs œuvres par des licences Creative Commons afin de permettre à d’autres personnes de réutiliser leurs créations et de les modifier. Par exemple, le site ccmixter.org http://ccmixter.org/ est une plateforme sur laquelle les participants peuvent remixer des contenus sous licence CC et ensuite les partager. Encore une fois par leur nature même, les œuvres protégées par de telles licences sont par essence collaboratives car elles invitent à la réappropriation.

Un collectif d’artistes autrichiens et espagnols, Platoniq, a ainsi réalisé de manière collaborative une œuvre qui s’appelle Burnstation. Cette station, entièrement conçue avec des logiciels libres et du matériel open source, est une banque de données de MP3 libres de droit. Déposée dans des lieux publics ou artistiques, Burnstation permet de sélectionner des morceaux pour ensuite se graver un CD et repartir avec. Sur Internet, il est possible de rajouter des morceaux et de participer activement à l’œuvre. Conçue de manière collaborative et à distance, cette œuvre aurait dû évoluer vers la possibilité de télécharger des vidéos et aussi d’avoir une interface 3D pour sélectionner les morceaux, mais la nature collaborative de ce travail – chacun est libre de produire ou non – fait que parfois les projets n’avancent pas aussi vite qu’on le souhaiterait. Dans ce cas, la totale liberté d’action entrave le développement de l’œuvre. Les propositions de développement sont envoyées sur les listes de diffusion par mail mais peu suivies…

Le même collectif d’artistes a cependant réalisé une autre œuvre, elle aussi de nature tout à fait collaborative et été montrée lors d’Ars Electronica en 2008. Il s’agit de la Banque de connaissances communes : Bank of common knowledge. Cette œuvre, consiste à proposer une plateforme d’échange où chacun peut donner de son temps et de ses connaissances en échange d’autres connaissances. Un des meilleurs moyens pour lutter contre un capitalisme en crise est de réinventer la culture du don et de l’échange. Le public participe activement à cette œuvre puisqu’il est partie prenante dans la qualité des échanges.

Le projet AgoraXchange de Natalie Bookchin, une commission de la Tate en 2004 utilise aussi la collaboration comme processus créatif. AgoraXchange est un jeu qui vise à réinventer le politique, un jeu dans lequel chacun choisit sa citoyenneté, où les droits de succession sont abolis, où le mariage se fait librement en dehors de toute administration… La forme du projet est connectée aux possibilités de l’open source et chaque partie du projet est décidée collectivement sur le site par les Internautes. Les règles du jeu ont été fixées de manière collaborative, à présent les Internautes déterminent quel en sera le design. Chaque étape de décision est collective.

A Swarm of Angels est un projet de film publié sous licence Creative Commons et destiné à être diffusé sur les réseaux P2P, étant libre de droits, il sera possible de le modifier, de le couper, ou de l’inclure dans un autre montage, puis de diffuser la nouvelle réalisation, à condition que ce soit sous la même licence. Ce sera le premier long métrage collaboratif diffusé sous licence libre. Le projet est d’ailleurs à but non lucratif. Matt Hanson, un critique de cinéma à l’origine du projet, est aussi un des fondateurs du festival de cinéma numérique One Dot Zero. Il espère réunir 50 000 membres apportant chacun 25 livres sterling afin de réunir un budget pour le film de £ 1 250 000. Le choix du scénario et de nombreux autres éléments du film est décidé par la communauté.

Comme base de travail, le réalisateur va livrer à la communauté deux scripts, que celle-ci devra ensuite retravailler et améliorer. Enfin, un vote permettra de déterminer lequel sera conservé pour le tournage. Internet servira de support à ce travail collaboratif, à travers un wiki. En créant un mode de production innovant, qui rapproche le réalisateur du spectateur, les créateurs du projet ont pour volonté de renverser le modèle actuel de réalisation, dans lequel les sources de financement et la publicité contrôlent le contenu.

Conclusion

Les formes de collaboration varient selon les œuvres, mais ce type de projet montre que la multiplication des dispositifs numériques collaboratifs invite à la participation massive du public qui se retrouve autour d’intérêts communs. Les blogs, les wikis et toutes les plateformes collaboratives qu’Internet propose aujourd’hui facilite cette collaboration. Il est cependant nécessaire de toujours se souvenir des enjeux de pouvoir qui peuvent être à l’œuvre et aussi de savoir qui détient le final cut ou qui reste l’auteur d’un projet pour en connaître la mesure participative et collaborative. A ce titre, Cory Doctorow, auteur de Science Fiction et du blog Boing Boing (750000 visiteurs par jour) est partie prenante de plusieurs projets collaboratifs comme A Swarm of Angels mais aussi Please Steal Me un documentaire open source sur le peer to peer. Interrogé par mail sur le type de collaboration initié par ces deux projets, il répond qu’il n’a fait que recevoir des données et en renvoyer d’autres et que la plupart du temps il travaille seul. A méditer avant de prôner la collaboration comme mode de travail collectif…

Références

Tapscott, Don et Anthony D. Williams, « Wikinomics: How Mass Collaboration Changes Everything ». New York: Penguin. 2007
Fuchs, Christian, analyse du livre « Wikinomics: How Mass Collaboration Changes Everything » publié dans l’International journal of communication, vol. 2, 2008
Rachel Greene, « Internet Art », Thames & Hudson Ltd, Londres, 2004
Mansoux Aymeric, De Valk Marloes, « Floss + Art », Goto 10, OpenMute, 2008
Kleiner, Dmytri et Wyrick Brian, « InfoEnclosure 2.0 », Mute Vol 2, Issue 4
Annie Gentes, « Les enjeux de l’art du vide en réseau », Co-présences n°16, 2005
Julian Stallabrass, « Internet art. The online clash of culture and commerce, London, Tate publishing, 2003
Wifiledefrance, une expsoition de wireless art conçue par Isabelle Arvers en 2004

Sites de référence

Création et collaboration

http://seasound.multiply.com/
http://seasound.multiply.com/
http://www.machinima.com
http://www.animemusicvideos.org
http://www.bankofcommons.org/
http://www.platoniq.net/
http://ccmixter.org/
http://www.youtube.com/watch?v=3j39_JTiPTM
http://aswarmofangels.com/
trailer : http://aswarmofangels.com/sting.html

http://www.agoraxchange.org/index.php?page=218

Pensée collaborative et économie

http://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=214
http://current.com/
http://ocw.mit.edu/OcwWeb/web/home/home/index.htm
http://www.takingitglobal.org
http://mindstorms.lego.com/eng/London_dest/Default.aspx
http://factory.lego.com/

Home — InnoCentive


http://www.yet2.com/app/about/home
http://arxiv.org/
http://www.housingmaps.com/

Politique et pensée collaborative

http://www.extremedemocracy.com/
http://www.fightthesmears.com/
http://mybarakobama.com/

Isabelle Arvers
http://iarvers.free.fr

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1 Comment

  1. Waouh c’est du lourd…

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